Elle avait cessé de dormir depuis des mois.
Pas parce qu’elle veillait. Veiller ne servait plus à rien.
Mais à cause des silences étirés entre deux sursauts, entre deux cauchemars éveillés.
Dans la chambre d’en face, il y avait ce corps amaigri, recroquevillé sous une couverture qu’il n’avait pas pris la peine de déplier. Il ne parlait plus. Ne mangeait presque plus. Il survivait — à quoi, elle n’en savait rien. À lui-même peut-être.
À vingt-cinq ans, il n’était déjà plus que l’ombre du garçon qu’elle avait bercé. Autrefois, il riait fort, dévorait la vie avec une gourmandise d’enfant. Aujourd’hui, il fuyait les regards, parlait par monosyllabes, disparaissait pendant des jours. Il rentrait plus amaigri. Les pupilles dilatées. Un peu cassé, un peu plus loin encore.
Elle, elle faisait tout comme si tout allait bien. Encore. Par réflexe. Par instinct. Par amour, bien sûr. Mais aussi par peur. Peur de lâcher. Peur de regretter. Peur de vivre avec l’idée qu’elle n’aurait pas été là… cette fois-là.
Elle mettait une assiette chaude devant la porte. Changeait les draps. Glissait parfois un mot griffonné à la va-vite :
Je suis là. Et elle guettait. Des heures durant. Le bruit d’un pas. D’une cuillère contre une assiette. Le signe que son fils existait encore derrière cette foutue porte close.
Elle lui parlait parfois. À travers le bois.
Des mots doux. D’autres plus durs.
Et souvent ce cri qu’elle étouffait : Pourquoi ? Pourquoi lui ? Pourquoi elle n’avait rien vu venir ?
Elle se refaisait le film. Encore.
Le petit garçon qui riait pour un rien. Le regard vif, les bras autour de son cou.
Et elle, trop fatiguée parfois pour vraiment l’écouter.
Trop occupée à survivre elle aussi.
Cette attente la rongeait de l’intérieur, comme un poison lent.
Elle se demandait : Où est-ce que j’ai raté quelque chose ?
Est-ce que j’ai été trop dure ? Trop absente ? Trop naïve ?
Elle se demandait s’il y avait eu un moment précis, une faille invisible, un instant charnière où tout avait basculé sans qu’elle s’en rende compte.
Il n’avait jamais crié. Jamais levé la main. Il n’était pas violent.
Non. Il s’éteignait doucement.
Et c’était pire. La drogue l’avait volé en silence.
Elle lui avait arraché le rire, les projets, les révoltes. Tout ce qui faisait de lui un être vivant.
Et elle, elle s’épuisait à vouloir ramener à la vie un garçon qui avait déjà fait ses adieux.
Parce que la drogue ne le tuait pas en un jour.
Elle le rongeait, lentement.
Il avait dit une fois :
«
T’inquiète pas, maman. C’est pas si grave. Je gère. » Le mensonge comme ligne de défense. Elle aurait préféré une gifle.
Parce qu’elle, elle ne gérait plus rien.
Elle mentait à son entourage. À ses amis. À elle-même.
Elle passait ses nuits à chercher des centres, des articles, des miracles, à prier. Elle portait à bout de bras un combat qu’il refusait de voir.
Mais on ne sauve pas quelqu’un qui ne veut pas être sauvé.
Et à force de se battre seule, elle s’était brisée un peu plus chaque jour.
Elle avait tenté, tout essayé. De le secouer. De le rassurer. De l’aimer plus fort, encore. De le faire rire. De menacer. De l'envoyer en cure. Supplier. Espérer. Elle avait tout donné. Trop, peut-être.
Et puis il y avait eu cette nuit. Celle où il n’avait pas rentré. Celle où le téléphone avait sonné à 2h47. Les urgences. Encore. Une overdose évitée de peu. Une chance, disaient-ils. Une de plus. Celle de trop pour elle.
Alors elle l’avait ramené à la maison. Elle avait posé une assiette devant lui, une couverture sur ses épaules, un mot doux sur sa table de nuit.
Alors le lendemain, elle s’est levée.
Elle a préparé un café. Deux sucres, comme il aimait.
Elle a glissé un mot sous la tasse.
Je t’ai aimé pour deux. Combattu pour deux. Culpabilisé pour mille.
Mais je ne peux pas continuer seule.
Quand tu décideras de te battre, je serai là.
Mais plus comme ça. Pas dans ce silence. Pas dans ce néant.
Je t’aime mon fils. Ne l'oublie jamais.Puis elle a pris ses clés, son manteau, et elle est sortie.
Juste une heure. Juste pour respirer.
Pour ne pas mourir à sa place.
Quand elle est revenue, la tasse était froide. Le mot intact.
Et lui, envolé.
Avec sa poudre.
Avec son vide.
Et elle… elle est restée là droite et dévastée. Le cœur en morceaux. Le ventre retourné.
Le regard perdu sur cette foutue tasse.
Parce que dans cette guerre-là, il n’y a pas de vainqueur.
Juste des mères qui saignent en silence.
Et des enfants qui tombent sans bruit.
Tya M.