Les hommes victimes de violences conjugales existent. Et qu’ils ont, eux aussi, le droit d’être crus.
Le bruit du portail automatique couvre à peine le claquement sec de la porte d’entrée. Adrien garde les yeux rivés sur son volant. Moteur encore allumé. Doigts crispés. Il pourrait sortir, marcher vers la maison comme n’importe quel homme qui rentre du travail. Mais il sait que ce soir encore, la poignée sera plus lourde qu’à l’accoutumée. Que derrière les volets beiges et les géraniums suspendus, c’est une guerre sans cri qui l’attend.
Les voisins le saluent parfois. "Toujours aussi discret, Adrien." Il sourit. Gentiment. Comme on cache une ecchymose sous une manche repassée.
Ce soir, il reste dans la voiture, moteur coupé, clés serrées dans la main. Il écoute le silence, ou plutôt le bourdonnement dans ses tempes. Dans trois minutes, Léa ouvrira le rideau du salon. Si elle le voit, elle sortira. Et là, ça dépendra de son humeur. Peut-être un reproche froid, ou bien un sourire trop grand, celui qui précède l’explosion. Adrien ne sait jamais.
Le lotissement est calme, propre, presque parfait. Mais lui vit dans l’imperfection de chaque seconde.
Il se décide. Monte les marches. Respire. Une, deux… cinq secondes pour se composer un visage. Il entre.
Léa est dans la cuisine. Pas un mot. Il devine, à la tension de sa nuque, que quelque chose cloche. Il cherche dans sa mémoire : a-t-il oublié le pain ? A-t-il dit quelque chose ce matin ? Un mot de travers ? Un regard ?
La gifle arrive sans prévenir.
Pas forte. Pas violente. Pas cette fois. Juste… humiliante. Adrien baisse les yeux. Il ne bouge pas.
Il a appris à ne pas répondre. À se fondre. À disparaître. Même de lui-même.
Il s’assoit à table. Les pâtes sont froides. Léa ne parle pas. Elle mâche, les yeux fixés sur lui. Il sait qu’il doit dire quelque chose. Mais quoi ? “Merci” ? “Pardon” ? Pour quelle faute, ce soir ?
Alors il tente :
— Tu veux que je réchauffe ?
Elle le regarde. L’air de rien. Puis renverse son verre d’eau.
— Non. Mange froid, ça t'apprendra d'arriver en retard !.
Elle se lève. Quitte la pièce. Adrien reste seul. Il se lève à son tour, prend une serviette, nettoie la table. Le silence pèse. Il lui écrase la poitrine plus que n’importe quel cri.
Dans le couloir, la lumière vacille. Une ampoule fatiguée. Comme lui. Il passe devant le miroir. Son reflet a quelque chose de flou, comme s’il s’effaçait à force de ne plus exister.
Une fois dans la salle de bain, il verrouille. C’est le seul endroit où il peut. Il s’assied sur le rebord de la baignoire, soulève lentement la manche gauche de sa chemise. L’hématome de la veille est toujours là, jaune sale, avec des éclats violacés. Elle l’a poussé contre l’armoire. “Tu me mens.” Il ne savait même pas pourquoi.
Il pourrait parler. Mais à qui ?
Un homme qui dit “Elle me frappe”… Qui le croirait ? Un mètre quatre-vingt, des épaules larges, pas une once d’agressivité. Juste de la peur.
La dernière fois qu’il a tenté de se confier à un collègue, il a vu le regard glisser, fuyant, gêné. Comme si ça ne se disait pas.
Alors il se tait.
Il dort sur le canapé cette nuit-là. Léa a claqué la porte de leur chambre. Adrien s’enroule dans le vieux plaid, sent le tissu râpeux sur son cou. Il s’endort en priant qu’elle dorme avant lui.
Mais à 3h12, il est réveillé en sursaut. Une ombre. Une main qui l’attrape.
— Tu crois que je sais pas que tu fais semblant d’être fatigué pour pas me toucher !
Il tente de parler. De calmer. Elle le gifle à nouveau. Cette fois, plus fort. L'insulte. Puis elle s’effondre en larmes. S’excuse. Lui demande pardon en s’accrochant à son tee-shirt comme une enfant.
Et lui… la prend dans ses bras. Parce que c’est plus simple. Parce qu’il a appris à s’effacer. Même là.
Mais dans ses yeux, ce soir-là, un fil s’est rompu.
Le lendemain, il se lève avant elle. Il fait encore nuit dehors. Le ciel est couleur d’encre. Il enfile sa veste doucement, attrape ses clés sans un bruit. Il ne prend rien d’autre. Ni valise, ni téléphone. Juste lui. Ce qu’il en reste.
Sur le seuil, il se retourne une dernière fois. Tout est à sa place : les cadres au mur, le tapis bien centré, les chaussons qu’elle aligne chaque soir. Tout semble parfait.
Sauf lui.
Il ferme doucement la porte. Et cette fois, il ne s’excuse pas.
Il marche jusqu’à la gendarmerie. Il pousse la porte d’un pas hésitant. Il a peur d’avoir honte, encore. Mais l’agent en face de lui ne sourit pas. Il écoute. Il note. Il demande s’il a besoin d’un certificat médical.
Adrien hoche la tête. Il dit oui.
Puis les mots viennent. D’abord timides. Puis plus nets. Plus précis. Il dit les coups, les insultes, les nuits sans sommeil, les excuses, la terreur. Il dit la honte d’avoir eu honte. Il dit qu’il veut partir. Il dit qu’il veut vivre.
On lui propose un centre. Un avocat. Du soutien.
En sortant, le jour se lève. Et c’est la première fois depuis longtemps que le froid sur sa peau ne ressemble pas à de la peur.
Il ne sait pas ce qu’il fera demain. Mais ce matin, il a choisi d’exister.
Et ça, c’est déjà immense.
Tya M.
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