Elle avait fui à l’aube, portée par un train aussi lent que ses pensées. Derrière la vitre, les paysages se succédaient sans accrocher son regard. Tout semblait flou, même les heures.
Dans sa valise, presque rien : quelques vêtements froissés, un carnet noir qu’elle n’ouvrait plus, et une photo oubliée entre deux pages — comme on glisse une écharde dans un livre pour ne pas la sentir.
Elle était venue là où le monde semblait s’arrêter.
Un village posé au bord de la mer, minuscule et silencieux, figé comme une carte postale oubliée. L’air y sentait le varech, les embruns, et cette odeur d’humidité douce qui colle à la peau et aux souvenirs.
Elle avait loué un studio à flanc de falaise. Pas pour la vue, non. Pour le vent. Ce vent qui passait sous les portes, entre les murs, comme s’il voulait la traverser toute entière.
Le matin, elle partait à pied, sans but.
Ses pas s’enfonçaient dans le sable encore humide. Elle aimait cette sensation : le sol qui cède un peu, comme un monde qui accepte enfin de fléchir.
Autour d’elle, rien que la mer, immense et vivante. Elle la regardait longtemps, jusqu’à sentir le sel sur ses lèvres, jusqu’à ce que ses yeux piquent — était-ce le vent, ou autre chose ?
Parfois elle ramassait un coquillage, le gardait dans la paume comme un secret, puis le lançait au loin.
Parfois, elle parlait tout bas. Pas à quelqu’un. Pas encore.
Mais la mer, elle, ne jugeait rien. Elle savait garder les silences.
Les jours passaient, indistincts. Elle ne les comptait pas. Elle se contentait de marcher. De respirer. De survivre, peut-être.
Un matin, pourtant, quelque chose changea.
Ce fut presque rien. Un craquement dans le silence. Une présence.
Elle s’était arrêtée au bout de la jetée, les mains dans les poches, le front contre le vent. Et quand elle se retourna, il était là.
Un homme, la cinquantaine peut-être. Grand, un bonnet sur les oreilles, une barbe poivre et sel mal taillée. Il ne dit rien, ne sourit pas. Il la salua d’un simple signe de tête, sans insister, puis s’assit un peu plus loin, sur un banc de pierre, les yeux fixés sur l’horizon.
Elle aurait pu partir.
Mais elle resta.
Le lendemain, il était là encore. Même endroit, même heure.
Et les jours suivants aussi.
Ils ne se parlaient pas. Pas encore. Mais quelque chose se tissait.
Un fil fragile, invisible, tendu entre deux solitudes.
Elle apprit à reconnaître sa silhouette de loin. À deviner, à sa posture, s’il avait bien dormi. À entendre, dans le froissement de son blouson, une forme de constance rassurante.
Il lui rappelait les vieux pins battus par le vent : un peu cabossé, mais debout.
Ce fut lui qui, un jour, brisa le silence.
— Elle est changeante, la mer, dit-il en regardant les vagues. Mais elle rend tout ce qu’on lui confie.
Elle ne répondit pas. Pas tout de suite.
Puis elle dit, très bas :
— Pas toujours.
Les jours suivants, ils échangèrent à peine plus. Un mot, parfois deux. Mais leurs silences étaient pleins. Pleins de respect, d’échos, d’une forme de reconnaissance muette.
Elle ne savait rien de lui. Pas son nom. Pas ce qu’il faisait là.
Mais elle savait la façon qu’il avait de regarder l’eau comme on écoute une prière.
Et il semblait comprendre, sans poser de questions, qu’elle n’était pas prête.
Un matin, elle arriva avant lui. Le vent était plus fort que d’habitude, chargé d’embruns et d’une odeur de goémon. Elle s’assit sur le banc de pierre, ferma les yeux.
Elle ne pleurait plus depuis longtemps. Même cela lui avait été arraché. Mais ce jour-là, elle sentit une larme unique couler le long de sa joue. Une larme salée, indiscernable de l’air marin. Elle ne l’essuya pas.
Il arriva plus tard, s’assit doucement à côté d’elle, à une distance juste.
Et sans tourner la tête, il dit :
— Il y a un petit cimetière, en haut de la falaise. Très ancien.
Le vent y chante différemment.
Elle tourna lentement les yeux vers lui.
— Pourquoi me dire ça ?
Il haussa à peine les épaules.
— Parce que moi aussi, je viens ici pour ce que la mer n’a pas pu emporter.
Un silence plus profond s’installa. Il ne l’écrasa pas. Il les enveloppa.
Elle murmura :
— Il s’appelait Noé.
Puis, plus bas, comme si le vent n’avait pas le droit de l’entendre :
— Il avait six ans.
Elle n’attendait pas de réponse. Pas de consolation. Juste le droit de dire son prénom à voix haute, là, au bord du monde, sans que cela casse l’air en deux.
L’homme ne bougea pas. Il laissa la mer répondre, à sa manière : une vague plus forte, une rafale, le cri rauque d’un goéland.
Puis il glissa la main dans sa poche, en sortit un galet lisse, blanc, légèrement veiné de bleu. Il le posa sur le banc, entre eux.
— J’en ramasse un à chaque passage ici, dit-il. Je les garde chez moi.
Un pour chaque jour où je choisis de rester debout.
Celui-là, il est pour vous. Si vous voulez.
Elle le prit sans un mot, le serra dans sa paume. Il était tiède, comme s’il avait gardé la chaleur de sa poche, de sa présence.
Le soir-même, de retour dans son studio, elle posa le galet sur la table. Elle le regarda longtemps. Puis elle alla chercher son carnet noir, resté fermé depuis des semaines. Elle l’ouvrit.
La première page était vierge. Elle y écrivit :
“Je suis encore là.
Et toi aussi, quelque part.
Alors je vais essayer.”
Elle reposa le stylo. Ferma les yeux. Écouta la mer cogner doucement contre la falaise, comme un cœur obstiné.
Ce n’était pas une victoire. Ni une fin.
Mais c’était un début.
Elle n’était pas repartie tout de suite.
Elle avait prolongé son séjour de quelques jours. Pas pour fuir encore, mais pour apprivoiser ce qu’elle ressentait. Il y avait toujours ce vide, là, niché sous la cage thoracique. Mais elle ne le combattait plus. Elle le regardait comme on regarde une vieille cicatrice : avec douceur, avec respect.
Elle marchait toujours le matin. Mais ses pas étaient moins erratiques. Elle levait parfois les yeux vers le ciel. Elle sentait à nouveau le goût du café sur sa langue. Elle écrivait. Peu, mais avec sincérité.
Elle retourna sur la jetée, là où il l’avait attendue. Il n’y était pas ce jour-là. Ni le lendemain.
Mais ce n’était pas grave. Il lui avait laissé ce qu’il fallait. La preuve qu’il était possible d’avancer sans renier ce qui a été perdu.
Avant de partir, elle remonta sur la falaise. Le petit cimetière était là, caché derrière un muret de pierres. Le vent y chantait comme il l’avait dit, avec une voix ancienne, pleine d’embruns et de souvenirs.
Elle s’accroupit près d’une tombe sans nom, et, lentement, sortit le galet de sa poche.
Elle le posa contre la pierre, puis murmura :
— Pour toi, Noé. Pour chaque jour où je tiendrai debout.
Puis elle se releva. Elle n’effaça pas ses larmes.
Elle les laissa couler, salées, douces, humaines.
En redescendant le sentier, elle inspira profondément. Le vent lui gifla le visage.
Et, pour la première fois depuis longtemps, elle sourit.