Le réveil n’avait pas sonné. Plus besoin. Elle ne dormait plus. Juste des heures qui passaient dans l’obscurité, les yeux ouverts ou presque, à écouter battre un cœur qu’elle n’entendait plus. Elle ne rêvait plus non plus. Depuis ce jour. Celui où le monde avait basculé dans l’irréversible. Depuis qu’elle était devenue cette femme à qui l’on disait : « prenez soin de vous » en baissant les yeux.
Mais il fallait bien commencer la journée. Par habitude. Par inertie. Parce que l’horloge du monde continuait de tourner, indifférente.
Elle ouvrit les yeux. Le plafond était toujours là. Le silence aussi. Un silence étrange.
Pas celui de l’aube. Un silence plus profond, plus viscéral. Celui qui vient quand quelqu’un manque. Un silence qui hurle sans bruit.
Elle posa un pied au sol, puis l’autre. Des gestes qu’elle avait oubliés d’aimer.
Se lever. Aller jusqu’à la salle de bain. Se brosser les dents. Ne pas pleurer. Le parquet grinça doucement, comme chaque matin. Un son familier, jadis rassurant. Aujourd’hui, seulement la preuve qu’elle était encore là.
Le miroir renvoya un visage qu’elle ne reconnaissait pas. Elle le regarda à peine. Trop de cernes. Trop de fatigue. Trop de vide. On pouvait lire dans ses traits la lente érosion de ce qui fut autrefois une femme vivante. Ses mains tremblaient légèrement. Elle les posa sur le lavabo, comme pour s’ancrer au monde.
Elle n’avait plus faim. Plus soif. Le café du matin n’avait plus de goût. La douche, plus de chaleur. Les journées, plus de but. Ce n’était pas une dépression. C’était plus insidieux. Un effacement. Progressif. Comme si la vie reculait en elle, centimètre par centimètre.
Elle descendait faire chauffer l’eau. Le même geste, chaque matin. Comme une danse sans musique. Un automatisme. Faire bouillir quelque chose, n’importe quoi. Histoire de remplir ce matin de quelque chose d’autre que du vide. Faire croire au monde qu’elle fonctionnait encore.
Il y a encore trois mois, la cuisine sentait la confiture chaude et les tartines brûlées. Elle préparait des tartines. Il fallait les couper en deux, sans croûte, comme il aimait. Il y avait du bruit, des rires, des courses folles autour de la table, des miettes semées comme des trésors. Il fallait râler parce qu’il mettait du chocolat jusque sur le front. Il fallait courir après les lacets, les cartables, les petits bonheurs du matin.
Maintenant, il n’y avait plus rien à préparer. La maison était trop propre. Trop calme.
Et son cœur, trop vide. Le monde, lui, continuait autour. Les voitures, les gens, les conversations.
Une vapeur légère s’échappa de la casserole. Elle la regarda s’élever, éphémère, silencieuse. Et d’un coup, l’image surgit.
Le cercueil. Les fleurs qu’elle n’avait pas choisies. Un piano, quelque part, qui jouait une musique douce. Les chuchotements derrière elle. Les regards baissés. Et elle, assise là, au premier rang, les mains sur les genoux, le regard vide, le corps présent mais l’âme ailleurs.
Elle avait quitté son corps dès les premières notes. Elle flottait au-dessus, loin, dans un espace où rien ne pouvait l’atteindre, ni consoler. Spectatrice de son propre chagrin, comme engourdie. Le monde s’agitait autour du corps qu’elle habitait sans plus rien y ressentir.
On l’a appelée “la maman”. On lui a tendu des mouchoirs, des sourires fragiles. Mais elle ne voyait rien. Elle n’entendait que le vide. Elle n’avait pas pleuré. Elle n’avait pas crié. Elle avait juste tenu. Comme on tient un fil pour ne pas tomber dans le vide.
Depuis, rien n’avait changé, chaque jour était une suite de pas sur ce fil. Un équilibre fragile. Un combat muet. Elle ouvrait les yeux. Elle fermait les yeux. Elle s’habillait. Elle mangeait parfois. Mais elle ne vivait plus. Son cœur battait, oui. Mais c’était un battement mécanique. Sans joie, sans but. Comme un tambour oublié dans le lointain.
Le vide était partout. Dans la maison, dans sa voix, dans la lumière du matin. Même le soleil semblait pâle.
Elle ferma les yeux. Respira. Juste une fois. Puis une autre. Et recommença.
Tya M
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